Chronique

Les enfants de chienne de ce monde

La scène a fait le tour des internets dimanche : torse nu devant les journalistes, le joueur des Dolphins de Miami Michael Thomas peinait à refouler ses larmes au moment de commenter les propos du président des États-Unis Donald Trump, qui venait de traiter certains joueurs de la NFL d’« enfants de chienne ».

Par « certains joueurs », je veux bien sûr dire ceux qui osent mettre un genou par terre pendant l’hymne national américain d’avant-match, en guise de protestation contre le traitement des Noirs aux États-Unis en général et aux mains des flics en particulier…

« En tant que joueur qui est un de ces enfants de chienne, oui, j’en fais une affaire personnelle. Mais tout ça me transcende, moi. J’ai une fille. Elle va devoir vivre dans ce monde. Je vais faire ce que j’ai à faire. »

Bien sûr, quand il dit « dans ce monde », M. Thomas évoque un monde qui est biaisé contre les Noirs, depuis toujours, depuis la fondation de cette république (par ailleurs pleine de qualités), même depuis la guerre de Sécession menée sur le dos de l’émancipation des esclaves noirs.

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Ce monde, c’est un monde où les Noirs sont surreprésentés dans les statistiques d’interceptions par la police et d’arrestations par la police.

Un monde où les Noirs sont surreprésentés dans les statistiques de victimes de tirs policiers mortels : trois fois plus que les Blancs. Les Noirs composent 13 % de la population américaine… Et comptent pour 24 % des personnes tuées par la police.

Un monde où un policier qui fait feu sur un enfant de 12 ans qui tenait un fusil-jouet – et le tue – est acquitté. L’enfant s’appelait Tamir Rice.

Un monde où les Noirs sont aussi statistiquement surreprésentés dans les prisons américaines.

Un monde où le système judiciaire, face aux hommes noirs, est ainsi décrit par Paul Butler, ancien procureur fédéral (équivalent du procureur de la Couronne) : « Un système conçu pour garder l’homme noir à sa place, littéralement et métaphoriquement. »

Un monde où, toujours dans les mots de Paul Butler, la répression a une couleur : « Si les policiers patrouillaient dans les quartiers blancs avec la même violence que dans les quartiers noirs, il y aurait une révolution. »

Un monde où un des rites de passage d’un adolescent américain noir est le moment où il doit écouter Le Discours – « The Talk » – de ses parents sur la façon de se comporter s’il est intercepté par la police.

Bruce Springsteen a inclus ce rite de passage afro-américain dans la chanson American Skin (41 Shots)… Extrait traduit : 

41 balles

Lena prépare son fils pour l’école

Elle lui dit… Dans la rue, Charles…

Tu dois connaître les règles

Si un policier t’arrête

Reste poli

Ne te sauve pas

Et promets à maman de toujours garder tes mains bien en vue

La chanson répète à l’infini « 41 shots » parce que Springsteen l’a écrite après l’assassinat d’Amadou Diallo par la police de New York en 1999 : il a été abattu de 41 balles par quatre agents qui l’ont confondu avec le suspect d’un viol commis un an avant. Diallo n’était pas armé. Les quatre agents ont été acquittés.

Un monde où Eric Holder, alors ministre de la Justice sous Barack Obama, avocat de formation qu’on devine habitant les beaux quartiers, a raconté en 2013 la fois où il a pourtant dû – lui aussi – faire The Talk à son fils de 15 ans. Je le cite : « En tant que père qui aime son fils et qui comprend comment le monde fonctionne, j’ai dû faire cela pour protéger mon fils. »

Alors quand un demi de sûreté des Dolphins parle avec émotion de « ce monde », c’est en partie ce système biaisé contre les siens qu’il évoque. J’en ai dessiné ici les contours avec des statistiques et des faits et des citations : tout cela est connu et archi-documenté.

Imaginez maintenant être un athlète noir de la NFL qui décide d’utiliser l’hymne national d’avant-match pour passer un message, en posant un genou au sol ou en restant dans le vestiaire.

Pour cela, la foule vous hue copieusement comme au Soldier’s Field de Chicago, dimanche. Pour cela, le président des États-Unis vous traite d’« enfant de chienne » qui mérite d’être congédié.

Imaginez maintenant être Colin Kaepernick, le premier joueur à avoir commencé ce mouvement de protestation contre l’épidémie de citoyens noirs abattus impunément par la police, en 2016.

Être Kaepernick, peut-être que vous êtes fier.

Peut-être que vous vous demandez, aussi, pourquoi vous n’avez pas été mis sous contrat, en cette saison 2017-2018 de la NFL. Parce que Kaepernick, malgré qu’il soit un très bon quart-arrière, n’a pas été embauché, cette année.

C’est dans ce monde-là que vivent les Noirs américains, que vivent les athlètes noirs américains, du boxeur Muhammad Ali aux olympiens Tommie Smith et John Carlos en passant par le quart-arrière Colin Kaepernick : quand ils dénoncent les injustices dans leur pays, il y a un prix à payer.

Dans ce monde-là, le président Trump attaque violemment les athlètes noirs qui protestent contre la violence d’un système face aux Noirs. Il les traite « d’enfants de chienne ». Des foules de suprémacistes blancs manifestant dans le Sud américain, cet été, le même président a dit qu’on comptait parmi eux « des gens très bien »…

Notez ici que les joueurs de basket de la NBA ont protesté à leur façon contre la violence du système face aux Noirs bien avant ceux de la NFL. Le réveil est survenu quand le meurtrier (un civil) de Trayvon Martin a été acquitté par la justice, en 2013.

Le ressac a été moins lourd pour les joueurs de la NBA. Les politiciens conservateurs n’ont pas hurlé aussi fort.

Il faut dire que la base de fans de la NBA est composée à 13 % seulement de Blancs. Celle de la NFL ? À 83 %.

C’est ce qui fait suer Trump et qui a fait huer les foules : le message des footballeurs dénonçant le racisme du système américain est désormais mis dans la face des Blancs, de la base du président raciste.

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On dira qu’il ne faut pas mêler politique et sport…

Bullshit.

Tout, absolument tout, est politique : le changement passe toujours par le politique.

C’est pourquoi Trump, le plus important politicien aux États-Unis, a lancé sa meute contre la NFL, contre les joueurs qui protestent : pour que rien ne change. Pour que les enfants de chienne restent à leur place, aux genoux de ceux qui composent la base de Trump.

Sources : The Guardian, New York Magazine, The Atlantic, Reuters, mappingpoliceviolence.org, nielsen.com

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